SITUATION DU CINÉMA DIFFÉRENT.

Cinéma 78, n° 229, janvier 1978.

Il n’y a pas si longtemps encore, pour ceux qui avaient le désir d’assister à des projections de films expérimentaux, à Paris, la tâche s’avérait ardue et, en province, presque impossible. Ni les cinéastes indépendants français, ni les spectateurs intéressés n’étaient assez nombreux pour que l’on puisse parler d’un mouvement artistique et de son public. Et il semblait qu’un pays où s’était développé la première véritable avant-garde cinématographique, dans les années 1920, n’était pas encore prêt à trouver des successeurs aux Luis Buñuel, Jean Cocteau, Salvador Dali, Germaine Dullac, Fernand Léger, Francis Picabia ou Marcel Duchamp.

Pourtant, dès après la Dernière Guerre Mondiale, s’était développé aux États-Unis, un cinéma que beaucoup plus tard on appela d’Underground. En Europe, spécialement en Grande-Bretagne et en Allemagne Fédérale, il y eut la création des premières coopératives de diffusion du cinéma indépendant qui sont la preuve de l’existence d’un nombre de cinéastes suffisamment importants pour qu’ils aient le désir de se regrouper ensemble et une preuve de l’existence d’un public. Citons, en 1966, la London Filmmaker’s Co-op et, en 1967, la Coopérative de Hambourg.

Dans les années 50 et 60, la France continuait de vivre sur son passé, un passé certes glorieux, mais qui était devenu figé. Rares étaient les indices qui pouvaient laisser espérer un renouveau. Il y avait bien eu l’amorce d’un mouvement dès 1950-1951, avec les deux films lettristes Traité de bave et d’éternité de Isidore Isou et Le Film est déjà commencé de Maurice Lemaître ainsi que le chef d’oeuvre de Jean Genet, Un chant d’amour. Mais le nombre des films d’avant-garde n’était pas assez important et les structures de diffusion de l’époque ne permettaient pas le développement d’un tel cinéma.

Mais la « Révolution » de mai 1968 allait tout changer. Avec la création du Collectif Jeune Cinéma, en 1971, un premier pas était franchi dans la diffusion d’un cinéma qu’on appelait différent, expérimental, marginal ou encore « underground ». Mais il s’agissait plus, en la circonstance, pour un certain nombre de ses membres, comme Jean Eustache, Marguerite Duras ou Marcel Hanoun, d’utiliser un tremplin qui devait les propulser et les intégrer dans des circuits de distributions plus habituels. C’est exactement ce qui s’est passé, surtout pour les deux premiers.

Les symptômes d’une renaissance

Il y a quelques années, les symptômes d’une renaissance furent nettement perceptibles avec l’arrivée d’une première vague de cinéastes d’avant-garde (le groupe Zanzibar avec Patrick Deval, Jackie Raynal, Serge Bard, dès 1968), de cinéastes expérimentaux purs et durs (Jean-Pascal Aubergé, Claudine Eizykman, Guy Fihman, Giovanni Martedi, Patrick Rovere) et de cinéastes en marge de l’art-et-essai (Adolfo Arrietta, Louis Skorecki, Jacques Robiolles). Parallèlement à ces films naissait une littérature critique sur le cinéma d’avant-garde avec les nombreux textes de Dominique Noguez dans L’Art vivant sur les cinéastes français et sur les maîtres de l’Underground (Jonas Mekas, Gregory Markopoulos, Michael Snow, Andy Warhol) et ceux de Jonathan Farren, Michel Caen ou Raphaël Bassan. Et, grâce à cette effervescence, on assista à la naissance de la section Cinéma Différent du Festival de Toulon, aux rencontres de Digne, à de plus en plus de projections à Paris, notamment celles, organisées par le Collectif Jeune Cinéma – les seules qui l’étaient de manières régulières.

Les symptômes s’emballèrent au début de l’année 1976 avec la présentation de la rétrospective Une Histoire du Cinéma qui se déroula au CNAC de la rue Berryer et à la Cinémathèque de Chaillot. Créé à l’initiative de Pontus Hulten, par le cinéaste autrichien Peter Kubelka, cet événement regroupa trois cents films d’une centaine de réalisateurs qui allaient de Viking Egeling à Dziga Vertov, Kenneth Anger, Jonas Mekas, Stan Brakhage, Chantal Akerman, etc.

À la suite de cet immense panorama de l’avant-garde fleurissaient de nombreux films de jeunes cinéastes et, dès le Festival de Toulon de la même année, les nouveaux cinéastes français, les Francine Arakelian, Jean-Pierre Céton, Irène Fournier, Patrice Kirchhofer, Maria Klonaris, Luc et Gisèle Meichler, Stéphane Marti, Lionel Soukaz, Katerina Thomadaki prouvaient et démontraient qu’il existait, dorénavant en France, un cinéma novateur tout en étant très différent des divers mouvements de l’avant-garde qui les avaient précédés.

La création à l’automne 1976 d’une troisième coopérative de diffusion de films expérimentaux, la Coopérative des Cinéastes (après le Collectif Jeune Cinéma et la Paris Film Coop), était la concrétisation de ce renouveau. Il ne restait plus, à tous ces cinéastes, qu’à s’organiser pour montrer leurs films à un public qui augmentait au fil des mois. Chaque coopérative organisa alors des projections régulières des films de leur catalogue en donnant la possibilité à des cinéastes étrangers en visite en France d’y présenter leurs oeuvres. Au total, ce sont plus d’une centaine de cinéastes français qui composent ces trois organismes de diffusion auquel il faut ajouter un nombre non négligeable de cinéastes étrangers qui y ont déposé des copies de leurs films.

De nouveaux lieux de projections apparaissent. C’est ainsi que Dominique Noguez, avec le ciné-club Saint-Charles à l’annexe Saint-Charles de l’université Paris I et le cinéaste Giovanni Martedi, avec le Club ILC, présentent régulièrement des films expérimentaux. De plus, avec l’ouverture du Centre Pompidou et le travail acharné de Alain Sayag, encore un nouveau lieu régulier, s’offre aux fous de l’avant-garde. Récemment, des rétrospectives Werner Nekes, Dore’O, Akido Iimura et Michael Snow ont pu s’y dérouler en présence d’un public de plus en plus nombreux.

Ainsi, il est possible, chaque soir, de voir des films expérimentaux dans la capitale et, pour ceux, qui sont des accros c’est, à l’évidence, plusieurs centaines d’oeuvres que l’on peut découvrir chaque année !

Pour réagir contre la clandestinité

Il serait ridicule de croire à un miracle. Si, aujourd’hui, les projections parallèles se multiplient, c’est grâce à l’effort conjugué de tous les cinéastes qui ont décidé de prendre en main la diffusion de leurs oeuvres plutôt que d’attendre la rencontre avec des distributeurs peu scrupuleux. Ce n’est qu’à partir du moment où les cinéastes ont compris qu’il était vital de montrer leurs films que le cinéma expérimental pouvait exister. Car, coupé du public, ce cinéma était à plus ou long terme voué à l’échec et à une clandestinité peu propice à son évolution.

Il ne faudrait tout de même pas penser que ces nombreuses projections suffisent à extraire le cinéma expérimental du ghetto dans lequel il se trouve. Essayons d’être clair. Les structures de nos sociétés « libérales avancées » ne permettent pas à un cinéma qui fait la nique à la rentabilité, à la narration, en bref, au cinéma dit commercial, de posséder aisément une place – même modeste – dans l’industrie cinématographique.

Et puis, il est utile de dire que, dans le cinéma différent, cohabitent deux types de films aux démarches très différentes : le cinéma dit « structurel » (Michael Snow, Ernie Gehr, Paul Sharits, Claudine Eizykman, Guy Fihman et une grande partie du catalogue de la Paris Film Coop) et un cinéma qui serait plutôt « dysnarratif » (Marcel Hanoun, Gregory Markopoulos, Jean-Paul Dupuis, Jean-Pierre Céton, Jean-Pierre Énard) dont les films sont représentés essentiellement au Collectif Jeune Cinéma et à la Coopérative des Cinéastes. Chacun de ces deux groupes entretient des rapports différents avec le secteur art-et-essai.

En ce qui concerne le cinéma « structurel » – celui qui se rapproche le plus de la terminologie du cinéma expérimental, que P. Adams Sitney, dans Une histoire du cinéma (éditions Centre National et de Culture Georges Pompidou), définit très bien en soulignant : « l’importance du photogramme statique, tout en insistant sur le fait que la dynamique fondamentale du cinéma n’est pas constituée par l’illusion du mouvement mais par l’ « articulation » de photogrammes ». Il serait préjudiciable que le cinéma expérimental soit lancé sur le marché comme n’importe quel autre produit de consommation.En fait, il est différent, décentré, déplacé et il a plus de rapports avec les arts plastiques (les cinéastes sont nombreux dans le cinéma expérimental à venir de la peinture) qu’avec le cinéma, même s’ils utilisent le même support.

Par contre, il existe d’autres cinéastes (je pense notamment à Adolfo Arietta, Jacques Robiolles, Jean-Pierre Céton, Irène Fournier, Jean-Paul Dupuis, Lionel Soukaz, Teo Hernández), qui violentent le récit et la narration tout en préservant une certaine représentativité. Ces cinéastes pourraient trouver une place – c’est déjà vrai pour les deux premiers – aux côtés des Jean Eustache, Marguerite Duras, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet et Marcel Hanoun dans un secteur art-et-essai qui serait revu et corrigé, en bref, totalement repensé. Seules leurs conditions de fabrication (ils sont toujours autoproduits) les distinguent encore de ce groupe.

Je voudrais terminer et donner un coup de chapeau à la province. Il existe deux lieux entièrement dévoués au cinéma expérimental : Le Cinéma à Lyon, animé par le cinéaste Georges Rey et l’École des Beaux-arts, à Avignon, par Alain Sudre et Rose Lowder, où a eu lieu, pendant quinze jours en juillet 1977, les premières rencontres du cinéma différent/indépendant. En tout, plus d’une centaine de films y avaient été montrés !

Gérard Courant.


Où peut-on voir le Cinéma différent à Paris ?

Maison des Beaux Arts : 11, rue des Beaux Arts, 6ème arrondissement. Téléphone : 033 10 99.

La Paris Film Coop projette les films de son catalogue et rend fréquemment des hommages à des cinéastes oeuvrant à l’étranger tous les lundis à 21 heures.

Palais des Arts : 102, boulevard de Sébastopol, 3ème arrondissement. Téléphone : 556 87 09 / 246 75 22 / 272 62 98.

La Coopérative des Cinéastes présente ses productions tous les lundis de 20 heures 30 à 24 heures.

Le Collectif Jeune Cinéma quitte la trop exiguë salle de la MJC Saint Michel pour projeter ses films au Palais des Arts en alternance avec les films de la Coopérative des Cinéastes. (Les dates et heures ne sont pas encore connues). Téléphone du Collectif : 346 53 39 / 540 56 58 / 073 33 75.

Galerie de l’Ouvertür : 21, rue de l’Ouest, 14ème arrondissement. Téléphone : 556 87 09 / 246 75 22.

La Coopérative des Cinéastes organise des projections irrégulières.

Club ILC : 20, passage Dauphine, 6ème arrondissement. Téléphone : 325 41 37.

Le cinéaste Giovanni Martedi programme ce lieu tous les mercredis à 20 heures 30.

Université Paris I, annexe Saint-Charles : 162, rue Saint-Charles, 15ème arrondissement.

Dominique Noguez organise des projections tous les mercredis à 20 heures.

Centre National d’Art et de Culture Georges Pompidou : 4ème arrondissement. Téléphone : 277 12 33.

Les projections ont lieu tous les jours du mardi au dimanche à 19 heures.

 


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