LA FOLLE ENTREPRISE D’UN VOYEUR APPELÉ GÉRARD COURANT. JEAN–LUC ET PHILIPPE SE FONT TIRER LE PORTRAIT.

Michel Mardore, le Nouvel observateur, 5 juillet 1985.

Trois minutes et demie seul en gros plan face à l’objectif glacé de la caméra. Entre le slapstick et le psychodrame solitaire, le Cinématon est une épreuve à laquelle ont été soumis cinq cent soixante personnes des arts et du spectacle. Instructif et troublant !

Que feriez–vous si vous étiez filmé pendant trois minutes et demie en gros plan ? Vous n’auriez aucune échappatoire. Ni dans le mouvement : la caméra demeure fixe. Ni dans la parole : l’enregistrement est muet. Seul face à l’objectif durant trois minutes et demie, c’est long. Une épreuve. Un fameux révélateur de personnalité.
Si vous sautez le pas, consolez–vous en pensant que vous ne serez pas le premier. Avant vous, cinq cent soixante pionniers des arts et du spectacle ont déjà posé pour ce que Gérard Courant, l’inventeur du jeu, a baptisé Cinématon, par évidente analogie avec les portraits en quatre minutes qu’on obtient dans les cabines de Photomaton. Une salle de Paris (1), où Gérard Courant montre d’habitude ses derniers cinématons par petites tranches, présente actuellement trois cents portraits d’un coup, répartis en onze programmes aux titres évocateurs : les Intellectuels, les Cinéastes célèbres, les Morlocks et leurs amis, Cinématons insolites (suivi de, plus alléchant : Cinématons encore plus insolites), sans parler de Ces grands invisibles, les critiques... Comme il est aisé de le constater, personne ou presque n’échappe au vampirisme du Cinématon.
En attendant la rétrospective de l’intégralité des cinématons « existant à ce jour », promise pour la saison 1985–86, il n’est pas inutile de regarder quelques–uns des programmes proposés en ce moment. Afin de s’informer sur l’art et la manière de se comporter en cas de cinématonage. La règle du jeu en effet que le « metteur en scène » (Gérard Courant jusqu’à ce jour) n’intervienne pas. Il ne donne aucune directive, se contentant de vérifier la mise au point et de déclencher le moteur de la caméra. Le cinématoné choisit le décor (à son domicile ou dans un lieu plus neutre) et décide sa propre mise en scène. Il dispose d’une liberté absolue. Quoi qu’il fasse, il sera filmé. Voilà bien le pire danger.
Sans établir, à partir d’exemples pris au hasard, une théorie du Cinématon, il est permis de relever quelques divergences d’attitudes révélatrices. Pour sa gouverne, le futur cinématoné obervera qu’il existe différentes écoles. Celle qui feint de confondre photo et cinéma en mimant la rigidité du modèle 1900 (Frédéric Mitterrand) ou le sourire de qui–attend–le–petit–oiseau (Sandrine Bonnaire). Il y a sans tomber dans cet excès, l’école des gens qui s’estiment assez célèbres pour se passer de pitreries. Wim Wenders lit, ou fait semblant. Jean–Luc Godard écrit, puis regarde à droite, à gauche, et vice versa. Passionnant. Philippe Sollers commence par fixer la caméra (style Mitterrand) puis allume une cigarette : Philippe Garrel fume. Jean–Marie Straub, lui, fume et boit. En plus, il gratte son chien. Là, on est à la limite de l’excès, où tombent les pas–connus. Noël Godin, critique belge et subversif, qui a eu son heure de gloire au dernier Festival de Cannes en balançant une tarte à la crème dans la figure de Godard, lutte contre l’anonymat en surchargeant le plan et ses trois minutes et demie. Durant lesquelles il réussit à : se tartiner du fromage, déboucher une bouteille de vin, ouvrir une boîte de lait avec un grand couteau de cuisine, et se renverser une marmite sur la tête.
Dans le genre too much un auteur de performances nommé Jakobois n’est pas mal non plus. Il commence par prendre sa température suivant la méthode internationale, sous la langue. Puis il fait l’amour ou se masturbe (problème de la fixité du cadrage). Pour finir il reprend sa température, face (si l’on ose dire) à la caméra, selon la méthode française.
Il existe, bien sûr, des techniques intermédiaires, sainement décontractées. Yves Mourousi s’installe sur un matelas, son baladeur à l’oreille. On ne saurait se montrer plus à l’aise. Mais les cinématon les plus touchants sont les plus spontanés. Le peintre Monory, ne sachant que faire, s’habille avec un sourire navré. Cela vaut mieux que les six paires de lunettes dont s’affuble Arrabal, témoignage irréfutable de l’aspect truqueur de son théâtre.
Cette folle entreprise de cinéma–vérité correspond déjà à trente–sept heures de projection. Gérard Courant l’a commencée à vingt–six ans, au début de 1978. Il souhaite en faire un film « éternel », que d’autres poursuivront au–delà de sa propre vie. Il avoue qu’à l’origine, fraîchement débarqué de Paris de son Lyonnais natal, il cherchait à réaliser un projet immense, peu coûteux et d’une originalité frappante. Critique à Art press, rassembleur des cinéastes expérimentaux qui se situent plus près des arts plastiques et de leurs performances que du cinéma de narration classique, il devait fatalement venir à celle idée du Photomaton–cinéma. Mais la trouvaille a dévoré son auteur.
On l’appelle « Monsieur Cinématon ». On ignore ses films « personnels » (le premier, prix spécial du jury à Belfort, en 1977, s’intitulait : Urgent ou à quoi bon exécuter des projets puisque le projet est en lui–même une jouissance suffisante). Le succès le dépasse. « Le public participe aux projections, raconte–t–il. Les gens rient, applaudissent ou insultent les sujets, se prennent à parti d’un rang à l’autre... Le film leur appartient. »
C’est tellement vrai qu’il devient superflu d’attendre la retraite de Gérard Courant. Cette année, il est facile de revenir aux sources du cinéma. Il suffit d’une caméra super–8 (à la rigueur, d’une vidéo), d’un pied et d’un cobaye de bonne volonté.
Chacun pourra faire son Cinématon à la maison. C’est ainsi qu’une invention simple passe à la postérité.


(1) Studio–43 (770–63–40), jusqu’au 13 juillet

 


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