ENTRETIEN AVEC GÉRARD COURANT (À PROPOS DE « 24 PASSIONS »).

Propos recueillis par Olivier Pierre, le 29 juin 2004, journal du Festival International du Documentaire de Marseille, 4 juillet 2004.

Comment est né ce projet unique, filmer la reconstitution de la Passion du Christ à Burzet, qui a demandé 24 années de tournage ?

Bien que d’originaire ardéchoise et connaissant l’existence de ce rituel depuis mon enfance, je n’avais jamais assisté au pèlerinage de Burzet, en Ardèche, jusqu’en ce Vendredi saint de 1980 où, par curiosité, je me rendis sur ce chemin de croix avec ma caméra. Je fus particulièrement surpris par ce spectacle et j’eus la sensation de me trouver à l’intérieur d’un film biblique de la grande époque hollywoodienne des années 1950. Je fus enchanté par la beauté des couleurs des costumes des acteurs de cette Passion qui étaient dignes du technicolor et par ce lieu, au milieu d’un immense cirque de montagnes volcaniques, près du mont Gerbier–de–Jonc. De plus, je fus aussi impressionné par la justesse du jeu des acteurs de cette procession.
Au retour de ce voyage, je me lançai un défi : revenir à Burzet et filmer chaque année cette cérémonie pour voir comment pouvait évoluer un tel rituel vieux de sept siècles. En 2002, le film a reçu l’avance sur recettes et c’est ainsi qu’il s’est achevé sur le tournage du Vendredi saint 2003.

Le film est un documentaire sur ce rite religieux et à la fois une fiction sur la Passion qui intègre ses propres spectateurs, les villageois.

Dans 24 Passions, chaque acteur conserve son rôle année après année. Et lorsqu’il est atteint par la limite d’âge, il transmet le relais à un personnage plus jeune que lui, qui lui–même, une génération plus tard, agira de même.
Il est évident que 24 Passions est un film inclassable. Est–il un documentaire, une fiction ? Je le qualifierais plutôt de ciné–poème.

Le film est structuré par des cartons avec des citations du Parsifal de Richard Wagner pour chaque année. Pouvez–vous commenter le carton de l’année 81 : « Tu vois, mon fils, l’espace ici naît du temps ».

Chaque procession, montée chronologiquement, est inaugurée par un carton extrait du livret de Parsifal de Richard Wagner qui divise le film en 24 chapitres. Lors de son écriture, je sais que Wagner fut très inspiré par les écrits de Saint Augustin, ce qui explique le ton déclamatoire du texte.
Quant à cette citation, je la trouve tellement cinématographique qu’il aurait été stupide de ne pas l’intégrer dans mon film. Quelques années avant son existence, Wagner annonce l’invention du cinéma.

Le travail sur le temps, qui est évident dans le film par rapport au vieillissement des acteurs de la reconstitution, doit aussi prendre en compte la durée de chaque séquence imposée par le super–8. Chaque bobine ne peut excéder 3’ 25’’.

La procession de Burzet dure environ 2 heures et le chemin de croix est long de 1,700 kilomètre. Le chemin est très escarpé et très étroit et il est souvent très difficile de filmer avec une seule caméra (ce qui était mon cas). Selon les années, je filmais entre 5 et 20 minutes de rushes. Le Super 8 mm n’était donc pas un handicap quand on sait que les petites caméras 16 mm n’ont que 2’ 45’’ d’autonomie et que les petits chargeurs 35 mm en ont 4’.
L’avantage du Super 8 mm résidait dans sa légèreté et son faible coût de production. De plus, avec le kodachrome, j’avais la chance de disposer d’une pellicule proche des couleurs du technicolor. Il est bien évident que je ne serais jamais arrivé à cette qualité picturale des images si j’avais tourné en vidéo ou avec une autre pellicule cinéma.
Chaque année, j’ai essayé de filmer ce rituel de manière un peu différente tout en portant le même regard sur la soixantaine d’acteurs de la Passion. À chaque fois, j’ai apporté des petites touches nouvelles. Il y a des quantités de variations dans le choix des plans, des cadrages, dans leur durée, la lumière, les couleurs, les rythmes.
On peut dire que 24 Passions est un film qui encense le Temps et la Mémoire. Il est un témoignage irremplaçable d’un minuscule événement de notre planète Terre qu’il ausculte et décortique à la loupe.

24 Passions pour 24 images/secondes, le cinéma ?

24 Passions est une métaphore du cinéma. 24 Passions a été filmé à 24 images par secondes pendant 24 années sur les pentes raides des 24 stations du calvaire de Burzet.

Comment avez–vous travaillé la bande–son ?

Tous les sons ont été retravaillés en studio afin de façonner une partition sonore originale à partir d’éléments (prières, psaumes, voix du centurion...) que j’ai enregistrés seul ou avec mes ingénieurs du son successifs. Même si 24 Passions est conçu sans musique, il possède une structure très musicale. L’architecture et le rythme du film sont proches de la musique de jazz et des leitmotive wagnériens. À partir de motifs très voisins les uns des autres, il y a une infinité de variations. Et c’est dans ces variations que le rythme et la mélodie prennent toute leur force. Ces variations créent un environnement enivrant, envoûtant, sensoriel.

Le parallèle avec des superproductions sur la Passion du Christ est intéressant quand on connaît l’économie de ce film qui ne souffre pas du tout la comparaison.

Quand j’ai commencé à filmer, je n’ai jamais oublié que le premier film que je suis allé voir seul au cinéma (sans mes parents ou mes copains de l’école) fut Les Dix commandements de Cecil B DeMille. Ce film m’a terrorisé, à tel point que, après l’entracte qui coupait le film en deux parties, je ne suis pas retourné dans la salle. Et je ne voulais surtout pas révéler ma désertion à mes parents qui ne m’auraient plus donné de l’argent pour aller au cinéma. Mais, contraint de leur raconter le film, je fus dans l’obligation de leur dire la vérité.
Peut–être que 24 Passions est une réponse inconsciente à cette peur originelle !

 


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