DOMINIQUE PAÏNI FAIT PARLER GÉRARD COURANT.

Dominique Païni, Visuel (Turin, Italie), n° 7, juin 1983. Propos recueillis le 30 janvier 1983, à Paris, au cinéma Studio 43.

De tous les nouveaux cinéastes, Gérard Courant est à la fois le plus imprévisible et le plus logique. Les séances mémorables de ses Cinématons à Paris, New York ou Berlin contrastent fortement avec la présentation de ses autres films — Aditya, Coeur bleu ou She’s a very nice lady — dont la contemplation fascine comme la musique d’un Terry Riley. Bien entendu, c’est Cinématon qui fait le plus parler de lui et qui attire un public qui n’est pas seulement celui de l’avant–garde. oeuvre sans fin, Cinématon (qui est une anthologie de portraits de cinéastes et de personnalités du cinéma se mettant elles–mêmes en scène pendant 3 minutes chacun — Courant en a déjà tourné 340) nous restera comme le témoignage cinématographique vivant d’une époque — la nôtre — même si le cinéaste préfère s’aventurer dans les élégies initiatiques de Coeur bleu ou de Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier...

C’est ainsi que Gérard Courant est sans conteste le cinéaste le plus prolifique (avec Joseph Morder) du nouveau cinéma français puisque, si son anthologie Cinématon dure maintenant 20 heures, n’oublions pas qu’il a réalisé de très nombreux courts métrages (dont le très cinéphilique Un sanglant symbole) et huit long métrages qui illuminèrent d’inoubliables soirées en des lieux spécifiques (festivals, cinémathèques, salles d’avant–garde, etc.). Aujourd’hui, cet ancien critique qui écrivit quelques–uns des textes fondamentaux sur les oeuvres de Werner Schroeter, Philippe Garrel (à qui il a consacré un ouvrage à chacun d’eux), Roberto Rossellini, Michael Snow, Stephen Dwoskin Jean–Luc Godard ou Luc Moullet, est à un tournant de sa jeune carrière : dépasser l’avant–garde pour proposer ses recherches à un public plus large. Quand il y parviendra nous tiendrons, sans nul doute, un des plus authentiques serviteurs du septième art.

Dominique Païni

Entretien avec Gérard Courant.

Dominique Païni : Gérard Courant, vous êtes venu au cinéma par la critique. Que lui devez–vous ?

Gérard Courant : Je me suis toujours considéré comme metteur en scène. Passer son temps au cinéma et à la Cinémathèque française, c’était déjà, avant de réaliser des films, faire du cinéma.
En tant que critique, je me considérais déjà comme cinéaste. Entre écrire et filmer je ne vois pas plus de différence qu’entre nager et skier. L’important est de s’exprimer. Cinéma, littérature, musique : la question est de savoir choisir le côté qui vous convient le plus.
Il n’est pas indispensable d’être passé par la critique. Pour moi, il s’est avéré que n’étant pas de la famille du cinéma, pour y entrer, je devais creuser un tunnel. Et ce tunnel, ce fut la critique. Mais ce ne fut jamais une fin en soi car, très vite, j’ai commencé à réaliser des films en 16 mm puis en Super 8 mm avec le peu d’argent que je gagnais en disant le plus grand bien des films de Marguerite Duras, Philippe Garrel, Roberto Rossellini, Andy Warhol ou Jacques Tourneur.
La critique a eu aussi cet avantage — je crois bien que c’est Godard qui fut le premier à le dire — de faire aimer les cinémas sans exclusive. Godard est aussi important que Gance, Warhol que Lumière, Welles que Dreyer, Hawks que Snow. Ainsi, j’ai vu ce qui existait et je sais que de faire quelque chose qui a déjà été fait n’a aucun intérêt d’être refait. C’est évident pour un musicien, un peintre ou un écrivain. Mais on a besoin de le redire et de le répéter en ce qui concerne le cinéma.

D.P. : C’est une question d’originalité...

G.C. : C’est plus une question de survie. J’ai toujours essayé de faire ce que les autres ne faisaient pas. Ce n’est même pas une question d’invention ou de génie. Je m’étonne toujours que personne n’ait eu l’idée de Cinématon avant moi. Personne n’a eu l’idée de mettre en boîte le cinéma. C’est très étrange. Les metteurs en scène passent leur temps à filmer les acteurs, les gens de la rue mais ils ne pensent pas à se filmer eux–mêmes.
Et puis, j’essaie toujours d’inclure des metteurs en scène dans mes films : Martine Rousset dans M M M M M..., Yoko Ono et Jean–Pierre Melville (grâce à des chutes que j’ai récupérées de la télévision sur le tournage du Samouraï) dans Urgent ou à quoi bon exécuter des projets puisque le projet est en lui–même une jouissance suffisante, Bernard Roué dans Rasage, F.J. Ossang et Philippe Garrel dans Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier..., Joseph Morder dans Shiva, Jean–Pierre Mocky, Luc Moullet, Roland Lethem et Michel Jaffrennou dans Cocktail Morlock (Ou encore un Pernod, Yves), Marcel Hanoun dans She’s a very nice lady...

D.P. : Votre travail de critique semble mal se marier avec l’idée d’improvisation que vous pratiquez dans la plupart de vos films.

G.C. : J’improvise, bien sûr, mais avec des matériaux qui sont en moi depuis toujours, du moins depuis longtemps. Pendant des années, on recueille toutes sortes de choses qui sont complètement en soi. Et puis, au moment du tournage, tout d’un coup, ça jaillit. Aditya a été commencé de la sorte. J’avais une idée précise du lieu de tournage — un espace de maisons en partie détruit dans le 13e arrondissement à Paris — et, pour le reste, il fallait que je fasse communier mon modèle avec le décor sans savoir, à l’avance, exactement où nous allions tourner car, chaque jour, une nouvelle maison tombait sous les pics des démolisseurs. À tel point qu’arrivé au milieu du film, l’espace était complètement rasé. J’ai arrêté le tournage. Puis, j’ai réfléchi : il fallait changer de décor. J’ai fait des repérages et j’ai découvert un quartier dans le 20e arrondissement derrière le cimetière du Père–Lachaise où survivait un Paris d’un autre temps, complètement détaché du reste de la capitale. Comme un espace en sursis. En suspens. Entre la vie et la mort. Entre la vie et la destruction. C’était un décor rêvé, puisqu’il était en harmonie avec le sujet d’Aditya, qui est entièrement inscrit à l’intérieur de ces quelques phrases d’Antonin Artaud placées en exergue du film que je me permets de vous lire entièrement : « Le soleil (je précise qu’Aditya est le nom du soleil en langue sanskrit), pour employer l’antique langage des symboles apparaît comme mainteneur de la vie. Il n’est pas seulement l’élément fécondant, le provocateur souverain de la germination : il est tout cela, il fait mûrir tout ce qui existe, mais c’est, si l’on peut dire, la moindre de ses facultés. Il brûle, il calcine, il élimine, mais il ne détruit pas tout ce qu’il supprime. Sous l’amoncellement des choses détruites et grâce à cette destruction elle–même, il maintient l’éternité des forces par lesquelles se conserve la vie. En un mot — et en cela consiste le véritable secret — le principe est un principe de mort et non un principe de vie. Le fond même de l’antique culture solaire est d’avoir montré la suprématie de la mort ».

D.P. : C’était la première partie de votre tétralogie Le Jardin des Abymes. C’est une sorte de quête nostalgique d’une époque résolument perdue. Une sorte de Jardin d’Eden.

G.C. : Pas seulement. Le projet du Jardin des Abymes est de traiter la question suivante : si l’on veut faire du nouveau, on ne peut pas faire table rase du passé. Quand je place en exergue de She’s a very nice lady, le dernier mouvement de la tétralogie la maxime chère à Luis Buñuel : « Tout ce qui n’est pas de la tradition est du plagiat », je ne fais que synthétiser le sujet des quatre films.

D.P. : Quelle fonction accordez–vous à chaque élément de votre tétralogie ?

G.C. : Dans Aditya, je reconstruis cinématographiquement (et symboliquement) un espace détruit. Coeur bleu, sa suite, est conçu sur le modèle inverse. À partir d’un espace entièrement construit — les Pyrénées dans la région de Font Romeu — je m’amuse à le détruire pour en arriver à le pulvériser, à l’anéantir. Vivre est une solution part d’un lieu existant — les abords du canal Saint–Martin à Paris, où la vie essaie de demeurer telle qu’elle fut avant que les promoteurs immobiliers commencent à le détruire.
Enfin, She’s a very nice lady, tourné à New York, n’est plus que de la représentation. Un monde de ténèbres. Ou plus de monde du tout. Tout est détruit. Le dernier Dieu, pardon, je devrais dire, la dernière Déesse, c’est l’image de la star Gene Tierney.
Si j’ai fait cette tétralogie, c’est aussi parce que j’ai tourné très vite. 4 jours pour Coeur bleu, 3 pour Vivre est une solution. Mais tout cela n’est pas une règle puisque je tourne actuellement deux films sur une longue durée : Cinématon, sur une vie et Passions, sur une décennie. La durée du tournage doit être en accord avec le sujet. Passions est exemplaire à ce titre : il représente 10 jours de tournages sur 10 ans puisque je filme la cérémonie de la reconstitution de la Passion du Christ à Burzet dans l’Ardèche chaque Vendredi saint pendant toutes les années 80. Quant à Cinématon, après 6 ans de tournage, il me semble que ce n’est plus moi qui filme mais que le film se fait tout seul et que j’en suis l’exécuteur inconscient.

D.P. : Ce que vous dites rejoint Cocteau qui affirmait que le créateur doit travailler dans un état de somnambulisme conscient.

G.C. : On se donne tellement de mal sur certains films qu’il est agréable de tourner sur le mode inconscient. C’est moins fatigant aussi.

D.P. : On revient toujours à l’improvisation.

G.C. : Pas vraiment, car je ne me sens pas le seul et unique réalisateur de Cinématon. Disons que chaque personne filmée est aussi, d’une certaine manière, auteur de son portrait filmé. En quelque sorte, nous nous partageons les tâches.

D.P. : Vous oubliez de dire que c’est vous qui, au départ, avez mis en place les règles du jeu.

G.C. : L’improvisation n’est peut–être pas le mot le mieux approprié pour parler de Cinématon. Il serait plus juste de dire que c’est du cinéma conceptuel. À l’intérieur du concept (un plan–séquence fixe muet du visage d’une durée de 3 minutes 20 secondes où chacun se met lui–même en scène), c’est vrai que chaque personnalité filmée est libre mais j’ai tellement bien organisé la course que les « cinématonés » n’ont plus la possibilité de modifier le concept. Pour improviser, il faudrait que je change la façon d’organiser la course.

D.P. : Quand on voit certains de vos films comme Un sanglant symbole, She’s a very nice lady ou Cinématon, je ne suis pas loin de penser que votre inspiration, c’est le cinéma. Mais le cinéma en train de disparaître.

G.C. : Rien que le cinéma. C’est terrible. Je pense de plus en plus que je fais partie de la « dernière vague ». La Nouvelle vague fut le dernier grand mouvement du cinéma dont Philippe Garrel, Wim Wenders ou Werner Schroeter furent la dernière onde.
Avec mes amis new yorkais Amos Poe et Michael Oblowitz, nous sommes une sorte de soubresaut de quelque chose (la Nouvelle vague, le mouvement underground) qui a existé, qui n’existe pratiquement plus et qui n’existera plus. Et la seule manière de garder un pied avec le centre (le cinéma) et d’aller de l’avant, c’est de regarder derrière soi.
La vérité, c’est Lumière.
Le mensonge, ce sont les routiniers du cinéma.

D.P. : Vous sous–titrez Cinématon : le dernier film de l’histoire du cinéma.

G.C. : Pour être plus clair, il faudrait dire : le dernier film d’une certaine idée du cinéma. Si seulement le cinéma avait pu mourir avec Godard. Mais il ne cesse pas d’agoniser. Il faut bien reconnaître qu’un bon film d’aujourd’hui a beaucoup de peine à se hisser à la hauteur d’un film moyen d’il y a vingt ans. C’est un secret pour personne. Il y a un tel laissé allé... Quand vous faites un travail spécifique avec la lumière — j’adore surexposer — on vous regarde comme un extra–terrestre. On vous traite de tous les noms.

D.P. : Est–ce que le titre de votre premier long métrage, Urgent ou à quoi bon exécuter des projets puisque le projet est en lui–même une jouissance suffisante, signifie qu’on pourrait se passer de le regarder ?

G.C. : On pourrait très bien se passer de le regarder car il est très éprouvant physiquement et psychiquement. C’est un film–limite qu’on ne peut faire qu’une seule fois dans sa vie... et quand on est très jeune. Jamais, je n’oserais, maintenant, pousser le spectateur aussi au loin au fond de lui–même. C’est presque du cinéma de la cruauté. À l’époque, c’était mon influence de l’underground américain. Depuis, je me suis sérieusement européanisé. Cocteau, Dreyer, Rossellini, Schroeter ou Murnau me branchent autant que Snow, Gehr ou Sharits.

D.P. : C’est un hommage à Guy Debord...

G.C. : À l’époque d’Urgent..., je n’avais jamais vu de film de Guy Debord. S’il faut choisir des références européennes, ça serait surtout du côté du mouvement Dada (Duchamp, Picabia) et, aussi, dans une moindre mesure, du côté des lettristes (Lemaître, Isou) qu’il faudrait regarder.

D.P. : Pourquoi avez–vous dédié Coeur bleu à Abel Gance alors que l’on trouve, dans votre film, plus de parentés avec d’autres cinéastes de la même époque comme Louis Delluc ou Jean Epstein ?

G.C. : Vous êtes la première personne à l’avoir remarqué ! Seulement, on ne fait jamais ce qu’on croyait faire. On arrive même parfois à faire le contraire. Mais je revendique complètement ce que j’ai fait. Je me suis donc aperçu, au bout d’un certain temps, que Coeur bleu n’était pas du tout cela. D’abord, je n’avais pas les moyens techniques suffisants pour me lancer dans une telle entreprise. Il faut situer Coeur bleu du côté où l’on doit le situer : celui du rêve, au carrefour du romantisme allemand et d’Oscar Wilde, entre Delluc et Epstein, ces utopistes du cinématographe qui préféraient mettre la mention « composé par » à « réalisé par » dans leur générique. Bref, moi, je croyais que j’étais en droite filiation de La Roue. Mais quand je me suis mis au montage, j’ai compris que j’étais un lointain descendant d’Epstein et je lui ai rendu un hommage à ma façon en inscrivant au générique « composé par Gérard Courant ».

D.P. : Godard a fait la même chose dans Sauve qui peut (la vie).

G.C. : Mais Godard est de la même famille que ces pionniers du cinématographe. Il connaît parfaitement cette époque du cinéma, complètement ignorée, aujourd’hui. Sauve qui peut (la vie), c’est du cinéma muet + du son.
Mais c’est à Lubitsch que j’aurais dû véritablement dédier ce film. Quand il énonce cette merveilleuse définition du cinéma (que Godard et Moullet adorent citer) : « Avant de savoir filmer des acteurs il faut déjà savoir filmer des montagnes », je me suis amusé à lui répondre avec Coeur bleu en essayant de bien filmer, à la fois, la montagne et mon modèle, Gina Lola Benzina.

D.P. : Quelle importance accordez–vous au muet dans votre travail ?

G.C. : Tout Cinématon est muet et la plupart de mes autres films, bien qu’ensuite sonorisés, ont été tournés en muet.
Si vous voulez, je ne me pose même pas la question de savoir si je dois faire du cinéma parlant ou du cinéma muet. Quand j’ai commencé à faire mes premiers films, j’étais dans la peau d’un débutant qui découvre un outil qu’il ne connaît pas encore très bien. Je me suis dit : « Découvrons cet outil et essayons de faire des images simples puis de les coller les unes aux autres et de faire un film ». C’est un peu ce que devaient se dire des gens comme Lumière. Le résultat, c’est que j’ai commencé à faire des films muets ou presque. J’ai suffisamment appris avec le muet. Maintenant, je peux passer au cinéma parlant. Mais je sais que je ferai toujours quelque chose de très proche du cinéma de l’âge du Muet. Cette sensation de découvrir les choses comme si c’était la première fois.
Et puis, le muet, c’est moins cher et moins épuisant.

D.P. : Vous faites les films les moins chers du cinéma français...

G.C. : Mais c’est contraint et forcé puisque les subventions sont rares pour les cinéastes dont l’ambition est de faire de la recherche. Les pouvoirs publics oublient un peu trop vite que, sans recherche, le cinéma deviendrait insupportable à voir.
Chaque fois que je parle de budgets de films avec Philippe Garrel, il me dit qu’il fait des films pour le prix d’une 2 CV. Mais je lui réponds toujours que je fais des films pour le prix d’une bicyclette.
Faire des films bon marché n’est pas, là encore, une fin en soi. C’est vrai que c’est une liberté extraordinaire que de pouvoir se dire que, même sans argent, ça sera possible de tourner mais, en même temps, je me dis : « C’est fini ! Ce n’est plus possible de tourner ainsi. Mon prochain film sera entièrement produit ».

D.P. : Pouvez–vous nous en parler ?

G.C. : Il s’appellera Fin (1) et racontera l’histoire d’un cinéaste à qui il arrive dans la vie ce qu’il montre à l’écran. Un film mi–aventure, mi–policier.

D.P. : Est–ce que l’idée même de recherche est une fin en soi ?

G.C. : Je ne pense pas. Regardez des films comme Coup de coeur (Coppola), Hammet (Wenders) ou Passion (Godard). Ce sont des films de recherche qui ont les moyens d’aller jusqu’au bout de leur recherche. Ça, c’est de la recherche !

D.P. : Quand vous avez commencé Cinématon, saviez–vous que vous alliez faire une oeuvre aussi longue ?

G.C. : Pas du tout. Je ne savais pas ce que j’allais faire. Je voulais faire quelques portraits des gens qui m’entouraient dans le cinéma. Le projet a véritablement pris corps quand le public a vu Cinématon. Il a tellement bien réagi aux projections que je me suis dit : « Pourquoi ne pas continuer, ce qui commençait à devenir une anthologie du cinéma, pendant 24 heures ? » Puis, le succès s’accroissant, j’ai réfléchi et je me suis dit : « Pourquoi établir des limites temporelles et ne pas laisser le film se faire au gré de ma vie ? » Maintenant, Cinématon dure 20 heures mais je ne suis pas du tout angoissé par le temps. Je laisse le film courir vers sa destinée.
J’aurais très bien pu m’arrêter après la première présentation, dans un festival à Rennes, qui fut un fiasco total (pas de public, pas de réaction des rares spectateurs) mais comme la deuxième projection, deux ou trois jours plus tard, dans un colloque sur le cinéma, en Avignon, fut un grand succès, j’ai eu envie de continuer par volonté de voir ce que ça allait donner. Je voulais me placer un peu comme un spectateur de mon propre film. C’était une sorte de voyeurisme un peu spécial : le public va–t–il accepter une oeuvre aussi minimale ? Et le plus fascinant, c’est qu’il en redemande.

D.P. : Il n’est pas entièrement exact de dire que Cinématon est une oeuvre muette.

G.C. : Surtout pas. La participation sonore du public est déterminante. C’est pourquoi je me refuse à faire des projections privées de Cinématon. Selon les lieux, selon la composition du public, il y a des réactions spécifiques absolument étonnantes que jamais je n’aurais pu prévoir en ce jour de février 1978 lorsque j’entrepris ce film sans fin. Les gens qui ne connaissent pas Cinématon me demandent souvent pourquoi ce film n’est pas sonore. Tous ceux qui ont participé à des séances vous diront que ça serait tuer le film, que la plupart des « cinématonés » en profiteraient pour se dérober derrière le masque de la parole.

D.P. : Si vous deviez définir votre travail que diriez–vous ?

G.C. : Que ce sont des films qui témoignent d’une certaine liberté du cinéma, qui ne sont ni meilleurs, ni moins bons que les autres. Mais cette situation détermine leur originalité, leur différence. Dans quelques années, on les regardera comme ça. Ce sont des choses plus fortes sans doute que les principes philosophiques que je veux y mettre, que tous les discours sur la mort du cinéma, sur la décomposition de notre monde.
Par conséquent, ce sont des films–témoins d’une certaine façon de faire du cinéma. Et s’ils sont déjà ça, on peut dire que c’est pas mal.
J’ai eu la chance de ne pas avoir été, au sens strict, un universitaire du cinéma. Mon université, c’est d’avoir vu le cinéma des autres, de l’avoir aimé et, ainsi, d’avoir désiré faire partie de l’équipe. Pour l’instant, je fais plutôt un travail de défenseur et de demi. Mais j’espère bientôt marquer des buts.
Il faut aller aux choses les plus simples. Mes professeurs, ce sont Lumière, Epstein, le Lang de la période américaine, Rossellini, Godard. Ce sont des gens qui ont toujours pris le chemin le plus simple pour dire les choses qui leur tenaient à coeur, pour s’exprimer sans s’encombrer de fioritures techniques, esthétiques, narratives ou philosophiques. Et, pour moi, c’est la meilleure leçon que j’ai apprise : si tu as deux chemins pour inscrire les choses, les personnes et les sentiments sur la pellicule, choisis toujours le trajet le plus simple. Et chaque fois que je me suis écarté de cette vérité, mes films ont, d’un coup, perdu de leur légèreté, de leur fluidité et, pire, de leur clarté.

D.P. : Maintenant que vous avez cessé votre activité de critique je voudrais aborder une dernière question : est–ce que vos livres sur Werner Schroeter et Philippe Garrel sont, pour vous, la fin d’une certaine approche du cinéma ou le début de quelque chose de nouveau ?

G.C. : D’abord, ce ne sont pas des livres de critique. Ce sont des livres de cinéaste sur deux ciné–artistes dont les films m’ont beaucoup appris et m’ont aidé, d’une certaine façon, à en faire moi–même. C’était donc ma manière à moi de dire « merci » à Werner et à Philippe que de faire ce travail sur eux (et avec eux puisque tous deux collaborèrent étroitement avec moi) d’autant plus que je tenais à ce que ces ouvrages leur soient utiles.
L’essentiel, c’est que ces livres existent et qu’ils puissent attirer de nouvelles personnes vers les oeuvres de deux cinéastes majeurs encore injustement méconnus d’un public plus large que celui de l’avant–garde.


(1) Fin a changé de titre en cours de route : il est devenu Les Aventures d’Eddie Turley et fut terminé en 1987.

 


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