LA VACHE QUI RUMINE de GEORGES REY.

Une encyclopédie du court métrage français de Jacky Evrard et Jacques Kermabon, éditions Yellow Now, 2004.

Dans une courte présentation de son film, La Vache qui rumine, qui a fait sa renommée internationale, le cinéaste Georges Rey (1) a parfaitement défini l’action et le concept de cet objet cinématographique unique : « Avant, elle ruminait, après elle ruminait. Plan fixe de trois minutes d’une vache qui rumine et qui joue avec le cinéaste, donc avec le spectateur ».

Soyons encore plus précis. Ce film, tourné en 1970, montre, en un plan–séquence fixe, serré, en noir et blanc et muet d’une durée de 2 minutes 45 secondes — le temps d’une bobine en 16 mm — une vache assise dans un champ en train de brouter et ruminer. Filmée de profil, elle mâche sans s’intéresser au cinéaste qui la filme. Puis, sans doute intriguée par cette présence étrangère postée dans son pré, elle tourne la tête vers la machine étrange enregistreuse d’images accompagnée de son guide cinéaste, tout en continuant sa mastication. Elle regarde avec insistance la caméra (et le spectateur) pendant quelques secondes, puis reprend sa position initiale comme si le cinéaste, malgré son arsenal technique, ne la captivait pas ou ne la captivait plus. Mais l’étonnement de la vache va prendre le dessus : l’action du mammifère de s’intéresser ou — nuance ! — de faire semblant de s’intéresser au cinéaste va se répéter plusieurs fois dans un jeu de cache–cache et de regards avec la caméra. Parfois, quand la vache nous regarde, elle ralentit ou interrompt quelques instants sa mastication pour mieux démasquer l’intrus qui la filme (ou le spectateur qui la regarde !). Il est impossible d’échapper au regard de l’animal qui s’adresse à nous. Très vite, ce jeu provoque les rires hystériques et jubilatoires de l’assemblée.

Georges Rey crée un pacte incroyable et miraculeux entre l’homme et la bête. L’homme fournit la caméra et la bête se met en scène sous le regard imperturbable du cinéaste. J’ai bien dit « se met en scène » car Georges Rey réussit ce tour de force de supprimer toute barrière entre lui et l’animal. La vache est libre de regarder ou de ne pas regarder son filmeur. J’ai bien dit « libre » car la vache se prête docilement au jeu du tournage. En voulez–vous une preuve ? Si l’animal avait marqué sa désapprobation, il aurait pu foncer sur le cinéaste (2). Le pacte fonctionne parce que Georges Rey laisse le temps s’écouler sans intervenir pendant la durée de la bobine de film et parce qu’il se refuse à diriger la vache. (On est à des années–lumière de ces animaux savants, pauvres pantins, esclaves de l’homme, à qui on impose de « jouer » un rôle dans le cinéma de consommation courante). C’est alors au spectateur de se faire son propre montage et de communiquer avec l’animal.

Le film est une réussite totale car Georges Rey ne dévie jamais de son sujet. Il insiste, il s’appesantit, se focalise sur la vache, son objectif ne lâche jamais le mammifère et il peut faire sienne cette phrase de l’ami Godard (3) qui, lui aussi, s’y connaît en vacheries (4) : « Le regard de ces animaux est tout sauf neutre ».

La Vache qui rumine aurait pu être une métaphore sur les acteurs de cinéma, en adéquation avec ce cher Hitchcock qui les traita un jour de bétail. Ou bien le film de Georges Rey aurait pu être, plus simplement, une métaphore sur l’homme. En tournant son chef d’oeuvre bovin, le cinéaste se souvenait sans doute que Charles De Gaulle appela les Français de veaux, que Pablo Picasso désigna le général Franco de « taureau dégénéré » et que Georges Brassens lança son célèbre  « mort aux vaches » à de braves gendarmes.

Mais s’il y a métaphore, elle est tout autre car Georges Rey reconnaît qu’il a été frappé et séduit par la beauté de cet animal. L’origine de La Vache qui rumine est née lors du tournage de La Source de la Loire, filmé au mont Gerbier–de–Jonc, où il a pu contempler ce mammifère. Puis l’idée d’en faire un film a germé pendant six mois avant qu’il se décide enfin à passer à l’acte. En fait, le but du cinéaste est des plus simples. Il prend la réalité telle qu’elle se présente devant sa caméra sans intervenir et en extrait un fragment de temps tout en refusant de le transformer par le montage — le film est, je le répète, fait d’un seul plan–séquence — ou par l’adjonction d’une bande sonore — le film est muet. Par conséquent, Rey refuse toute mise en scène, au sens où on l’entend habituellement, tout montage et toute bande sonore. S’il existe une mise en scène, il ne peut s’agir que d’une mise en scène de type nouveau : le concept du film est la mise en scène. Une seule chose intéresse le cinéaste : filmer ce que voit la caméra. Il n’y a pas d’au–delà, pas de hors–champ. Rien n’est caché derrière l’image : tout est en surface. Georges Rey s’efface complètement derrière son sujet et le sujet (pardon, l’animal) à toute la liberté de se mettre en scène.

D’où vient cet OVNI cinématographique dont son auteur fut l’un des personnages incontournables de la vie du cinéma indépendant lyonnais des années 1960 à 2000 ? Faisons un petit bond dans le temps : dans la foulée de Mai 68, Georges Rey réalise plusieurs films faits en un seul plan fixe d’une bobine 16 mm en noir et blanc (La Source de la Loire, La Vache qui rumine, Portrait). Ces « petits » films font penser immédiatement et inévitablement aux premières bandes de ses voisins, les frères Lumière (L’Entrée du train en gare de La Ciotat, Le Repas de bébé, La Sortie des usines Lumière) ainsi qu’aux tout premiers Warhol faits eux aussi d’un seul plan court (Mario Banana) ou long (Empire, Eat, Sleep, Blow Job). Mais Georges Rey refuse toute assimilation à une école ou toute filiation avec d’autres cinéastes. Il pratique même la provocation quand, répondant à la question d’un rédacteur de l’excellente revue Melba (5) sur sa parenté avec le maître new yorkais, il clame avec un brin de coquetterie : « Warhol, connais pas ». Si ses trois prédécesseurs le dominent par la notoriété et par l’accumulation quantitative d’oeuvres réalisées, Georges Rey accomplit un prodige cinématographique — sans le moindre artifice de mise en scène, sans aucun trucage — ce que ni les frères Lumière, ni Warhol, ni aucun autre cinéaste ne sont parvenus à réaliser avant lui :

1) Il remet en question la supériorité de l’homme sur l’animal. Si ce sujet métaphysique a été souvent traité par certaines religions (et abordé par la science–fiction), Georges Rey l’attaque sous un angle cinématographique complètement nouveau.

2) (Et par voie de conséquence) il nous oblige à regarder autrement la vache en particulier et les animaux en général.

3) Il nous démontre cinématographiquement que la vache — et l’animal — possède(nt) un authentique regard. Et si nous voulions lui beugler le contraire, la seule vision de La Vache qui rumine nous donnerait mille fois tort.

Que Georges Rey ait concocté et mûri ce projet puis l’ait mis à exécution en dehors du microcosme parisien de l’avant–garde pourrait étonner si l’on ne connaissait pas l’inlassable activité de ce cinéaste lyonnais et sa volonté de créer coûte que coûte dans sa région natale. Il enfonce même le clou sur sa détermination de travailler en dehors de Paris quand il déclare : « Filmer à Lyon c’est être au coeur de la réalité, ailleurs c’est l’isolement ». Ce sont des paroles quasi révolutionnaires en un temps sans TGV et sans autoroute (ou si peu), sans téléfax, sans téléphone portable et sans internet, (et sans magnétoscope et sans DVD, outils ô combien utiles pour les cinéastes !) et où la seule alternative des apprentis metteurs en scène installés en province qui désiraient faire carrière dans le cinéma était de s’expatrier dans la capitale.

Quelle est la postérité de La Vache qui rumine ? Un tiers de siècle après sa réalisation, le film fait maintenant partie des collections des plus grands musées d’art contemporain et de nombreuses cinémathèques (6). Il continue d’être montré dans des festivals et dans des anthologies du cinéma français ou du cinéma d’avant–garde et chaque projection est l’occasion de constater son immense pouvoir de fascination sur les nouvelles générations de spectateurs. Ni film animalier, ni film expérimental, ni documentaire, ni fiction, La Vache qui rumine est tout à la fois et bien plus que cela : il est comme un rayon de soleil passager et furtif sur le paysage du cinéma : c’est un prototype unique qui n’a pas eu de descendant. C’est une oeuvre incopiable, infalsifiable. Elle est trop forte et trop novatrice pour cela.


(1) Georges Rey est également photographe, enseignant depuis 1981 à l’École Supérieure d’Art de Grenoble, fondateur en 1976 de l’Espace Lyonnais d’Art Contemporain dont il est responsable du département vidéo et il a été gérant (de 1976 à 2000) du « Cinéma » puis du « Cinéma Opéra », deux salles lyonnaises classées « recherche » et « édition ».
(2) Georges Rey avoue aujourd’hui qu’il n’était pas serein pendant le tournage craignant une réaction violente de l’animal.
(3) À propos des photos de vaches publiées dans les Cahiers du cinéma et commentées par Jean–Luc Godard que celui–ci oppose aux plans des mêmes mammifères de Messidor, le film d’Alain Tanner. Lettre de Jean–Luc Godard à Alain Tanner, datée du 15 mars 1979, Cahiers du Cinéma, n° 300, numéro spécial conçu et dirigé par Jean–Luc Godard, mai 1979.
(4) Cette lettre publique fut à l’origine de la brouille entre Jean–Luc Godard et Alain Tanner.
(5) « Propos d’un autre temps », Melba n° 2, janvier–février 1977, repris dans Jeune, dure et pure Une histoire du cinéma d’avant–garde et expérimental en France, sous la direction de Nicole Brenez et Christian Lebrat, éditions Cinémathèque française et Mazzotta, 2001. Toutes les citations de Georges Rey proviennent de cet entretien.
(6) En 1976, le cinéaste Joseph Morder a décerné le 5ème prix Morlock à La Vache qui rumine qui succédait à quatre purs chefs–d’oeuvre : Hotel Monterey de Chantal Akerman (en 1973), Place de la République de Louis Malle (en 1974), Le Journal de David Holzman de Jim Mac Bride (en 1975) et Heroes de Frederic Becker (en 1975).

FILMOGRAPHIE de GEORGES REY

  • Triptyque (1967, 16 mm, noir et blanc, sonore, 15’)
  • Et après (1968, 16 mm, noir et blanc, sonore, 15’)
  • L’Homme nu (1969, 16 mm, noir et blanc, muet, 3’)
  • La Source de la Loire (1969, 16 mm, noir et blanc, muet, 3’)
  • Lumières de Couzon–au–Mont–d’Or (1969, 16 mm, noir et blanc, muet, 3’)
  • La Vache qui rumine ((1970, 16 mm, noir et blanc, muet, 3’)
  • Portrait (1973, 16 mm, noir et blanc, muet, 3’)
  • Ronds dans l’eau (1974, 16 mm, couleur, sonore, 4’)
  • 13 H 05 (1974, super 8 mm, couleur, muet, 3’)
  • Autoroute (1974, Super 8 mm, noir et blanc, muet, 3’)
  • Accumulations ou « Le monde le plus beau est comme un tas d’ordures répandues au hasard » (1976, Super 8 mm, couleur, muet, 12’)
  • Viva (1976, 16 mm, couleur, muet, 3’)
  • Punk ? (1977, Super 8 mm, couleur, sonore, 15’)
  • Punk (portrait) (1977, 16 mm, couleur, sonore, 3’)
  • L’amour, la plus grande imposture de tous les temps (1975–78, 16 mm, couleur, sonore, 50’)
  • Narcisse (1978, 16 mm, couleur, sonore, 21’)
  • De Profondis (1978, 16 mm, couleur, sonore 4’)
  • Portrait de Graziella (1978, Super 8 mm, couleur, sonore, 12’)
  • Scratches de concert (1978, Super 8 mm, couleur, sonore, 6’)
  • Mephisto (1978, 16 mm, couleur, sonore, 4’)
  • Société 79 (1979, 16 mm, couleur, sonore, 15’)
  • Micro film (1979, 16 mm, couleur, sonore, 6’)
  • Fleurs (1979, 16 mm, couleur, muet, 6’)
  • Don Juan (1979, vidéo, couleur, sonore, 4’)
  • New York New York (1980, Super 8 mm, couleur, sonore, 6’)
  • Del Byzanteen (1980, Super 8 mm, couleur, sonore, 6’)
  • Don Juan (1980, 16 mm, couleur, sonore, 7’)
  • Yeux (1982, 16 mm, couleur, muet, 3’)
  • Fumée (1982, 16 mm, couleur, muet, 3’)
  • Canards (1983, 16 mm, couleur, muet, 3’)
  • Jean–Paul Fargier Vidéo (1985, Vidéo, couleur, sonore, 6’)
  • Nouvelles impressions de Strasbourg (moments) (1988, Vidéo, couleur, sonore, 58’)
  • Don Siegel Nipomo 89 (1989, Vidéo, couleur, sonore, 15’)
  • Ange (1990, Vidéo, couleur, sonore, 65’)
  • Temple en peluche (1990, Vidéo, couleur, sonore, 60’)
  • Pandora (1990, Vidéo, couleur, sonore, 80’)
  • Les Enfants gâtés de l’art Pierre Joseph, Philippe Parreno, Philippe Perrin (1991, Vidéo, couleur, sonore, 45’)
  • No more reality (1991, Vidéo, couleur, sonore, 38’)
  • V.F. Version française (1992, Vidéo, couleur, sonore, 62’)
  • Les Ethnies vues par Ben (1993, Vidéo, couleur, sonore, 180’)

 


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