MARIE POUR MÉMOIRE et LE BLEU DES ORIGINES de PHILIPPE GARREL.

Cinéma 79, n° 244, avril 1979.

Cercler le lieu vide

« Je suis un homme qui a beaucoup souffert de l’esprit et, à ce titre, j’ai le droit de parler. Je sais comment ça se trafique là–dedans ».

Antonin Artaud (1)

« Vous avez un souhait à formuler avant que tout cela finisse ? » lance Maurice Garrel, le père du réalisateur (à qui son cinéaste de fils, depuis quinze ans, lui demande d’interpréter les différents masques du père : psychanalyste, flic, maniaque, etc.) à Didier Léon dans Marie pour mémoire. « Que la folie vienne vite », répond ce dernier.

« Mais le jour où elle est venue, je voulais qu’elle se tire », ajoute Philippe Garrel quelques années plus tard (2).

Le discours sur la folie, dans Marie pour mémoire (3), est toujours attaqué de manière frontale, un peu comme dans un jeu de miroirs, face auquel le spectateur peut se réfléchir et être confronté à sa propre folie afin qu’il ait le pouvoir de la dépasser et de s’en servir comme moyen de communication bien que « le cinéma, clamait Garrel, à l’époque, constitue un nouveau mode de communication par viol de la personnalité — la plus développée des communications à sens inverse » (4).

Ce qu’il y a de brutal, dans Marie pour mémoire (et dans tous les films de Garrel), ce qui fait barrage à la bonne communication entre le film et le spectateur, ce qui est insupportable pour un sujet spectateur naïf ou pour un spectateur qui refuse l’expérience filmique limite garrélienne, c’est l’absence et le refus de l’ellipse, l’annulation de la distance entre le « montré » (la folie, mais aussi l’amour, la haine, etc.) et le réel du cinéaste, ce qu’Artaud, dans sa poursuite hystérique de son absolu de pureté intérieure désignait par cette formule : « Pourquoi donner des apparences de fiction à ce qui est fait de la substance indéracinable de l’âme, qui est comme la plainte de la réalité ? » (5).

Par l’abolition de cet écart, les frontières sont incertaines, difficiles à cerner et plus encore à encercler. On « plonge » lentement, subrepticement, dans la folie du cinéaste, sans signe extérieur apparent, par effraction autorisée. Lorsque, soudainement, par un ultime éclair de lucidité, on devient conscient de la situation, l’effort pour s’arracher de la folie peut être douloureux. Terrible. On risque d’y laisser quelques plumes.

Car voir un film de Philippe Garrel (soyons juste : tous les films impliquent — exigent — ce rapport) est une expérience dont il faut accepter et endurer le jeu sous peine d’être écarté de ce rapport de folie. C’est assumer tous les périls afin de bénéficier des effets de l’épreuve, mieux se connaître soi–même (ciné–thérapeutique) au risque d’être mis devant sa propre folie.

De Marie pour mémoire au Bleu des origins, onze années sont passées durant lesquelles, Philippe Garrel a beaucoup filmé (près d’un film par an) et beaucoup évolué. Sa rencontre avec la chanteuse Nico à la fin du Lit de la vierge modifia ses motivations et ses buts : à partir de ce film, il tourne avec et pour elle.

Depuis, il s’est assigné un travail de perte. Finis les références, les discours, les collages, les citations à la Godard, finis les effets de hors–champ (Godard, toujours). Garrel est devenu le cinéaste du champ (où tout est dans le cadre, ne suggérant rien d’autre que ce qui est vu), ou plutôt ce qu’on pourrait appeler du demi–champ dans la mesure où, presque toujours, il divise son système de représentation en deux. Prenons l’exemple du Bleu des origins où Garrel filme deux femmes, Nico et Zouzou. À part quelques plans, fugitifs, où elles sont cadrées ensemble, Garrel les filme toujours isolément chacune à tour de rôle sans que l’image de l’une appelle ou renvoie à l’image de l’autre. Elles sont filmées parallèlement.

Aujourd’hui, dans sa quête et sa mise à nu d’un état intérieur déchiré et torturé, Garrel s’est passé de la parole et de la bande sonore (6). Pourtant, dans Voyage au jardin des morts, son ouvrage précédent, film parlant, il avait essayé dans une tentative post–bressonienne — tentative impossible parce que prenant à revers l’esprit et les conventions de la parole au cinéma — de donner à l’élément sonore une autre signification en l’orientant dans une direction inconnue vers laquelle le cinéma aurait pu se diriger si, à la naissance du Parlant, il n’était pas tombé dans les pièges du naturalisme hérité du théâtre.

Ce retour du muet n’est ni une coquetterie maniaque ou snob d’un cinéaste lassé par la parole, ni une volonté de vouloir faire à tout prix du neuf avec de l’ancien. Mais, chez Garrel, c’est le désir d’approcher au plus près possible de l’essence même du cinématographe et de la pensée dans tous ses errements, de communier avec les origines (Lumière) en poussant même l’ « hérésie » jusqu’à tourner à la manivelle et, ainsi, construire une image dont l’innocence n’est plus à prouver. (Pourquoi, devant des images accélérées, tombons–nous toujours dans le piège de la fascination ?)

On ne dira jamais assez que le cinéma de Philippe Garrel oscille, depuis toujours, entre deux attractions, deux attirances esthétiques opposées, deux pôles artistiques contradictoires dont le chassé–croisé continu semble bien, aujourd’hui, sans fin à tel point qu’il dépasse sans doute la seule personnalité de son auteur pour poser une question fondamentale sur l’art et la création. Le cinéma doit–il sacrifier au beau et à la propreté pour glisser son message ou doit–il faire passer, coûte que coûte, son message quitte à nous l’offrir en friche (Warhol) ou déshabillé (Duchamp).

Philippe Garrel semble bien incapable de répondre à une telle question tant cette contradiction le hante, de film en film, avec des positions toujours tranchées mais jamais définitives. Les Hautes solitudes, film en noir et blanc aux plans surexposés, s’opposait aux films précédents (La Cicatrice intérieure, Athanor), dont les images luxuriantes, d’une beauté envoûtante, « lorgnaient » vers une esthétique riche et baroque (d’où des affinités avec l’art de la Renaissance). Un ange passé était de la même veine et de la même esthétique que Les Hautes solitudes. Quant au Berceau de crystal et au Voyage au jardin des morts, ils renouaient avec la tradition de La Cicatrice, où tous les effets de beauté, presque surréalistes, mais d’un surréalisme vidé et laminé de ses apparats par des millénaires de pratique artistique, étaient nettement affirmés.

Ainsi, dans Le Bleu des origines, Garrel emploie un noir et blanc sage sans tomber dans les débordements passés. Pourtant, rien n’est laissé au hasard, rien n’est superflu, chaque lumière est calculée dans tous ses effets. Le cinéaste travaille à la manière d’un peintre qui se bat avec les couleurs, éclairant certaines zones, en laissant d’autres dans l’ombre, jouant des flous, opposant dans un même plan la lumière d’un projecteur avec le noir de l’ombre.

Le Bleu des origins n’est pas seulement un retour à ses propres origines, mais c’est aussi, pour Philippe Garrel, l’occasion d’une remise en question et d’innover au moins sur deux aspects qui sont d’importance. En premier lieu, ce que Garrel avait toujours évité jusqu’à présent afin, sans doute, de préserver une certaine pureté dans l’expression cinématographique, c’était de montrer et de mettre en avant les objets de fabrication de l’image (caméra, projecteur, etc.) et celui qui la crée (cameraman). Je ne vois que deux films, chez lui, qui vont contre cette idée : Marie pour mémoire, quand Michel Fournier, l’opérateur, est évincé du champ, pris en flagrant délit de voyeurisme, et surtout La Concentration, avec sa terrible machinerie cinématographique qui emprisonne ses protagonistes dans une sorte de chambre de torture du cinéma.

Dans Le Bleu des origines, Philippe Garrel prend le contre–pied de ce parti pris esthétique. Il se filme dans un miroir en train de tourner à la manivelle. Images saisissantes. Images en trop. Images étonnantes qui semblent arrachées des entrailles de la Cinémathèque, sorte d’hommage non déguisé à Henri Langlois qui fut, il y a quinze ans — déjà ! — celui qui crut en lui et l’aida dans sa création.

Autre rupture — de taille — concerne le montage. Philippe Garrel renoue avec un montage utilitaire, plus traditionnel, alternant les plans courts avec les plans longs, prouvant si besoin était, qu’il est un cinéaste très classique (à la Mizogushi ou à la Griffith, pour simplifier). Mais combien d’années d’aveuglement critique devra–t–il encore supporter avant que cette idée soit acceptée ? Et l’étiquette commode de cinéaste underground, de cinéaste maudit, qu’on lui colle si légèrement, a quelque chose de malsain, de malhonnête, même.


Notes :

(1) Lettre du 29 janvier 1924 à Jacques Rivière. Antonin Artaud, oeuvres complètes, volume I, éditions Gallimard.
(2) Débat public du 2 mai 1975, aux rencontres Pour un autre cinéma, à Digne.
(3) Le discours sur la folie lancé par Didier Léon : « Vous arrêtez la projection si je me trompe ! Ce qui m’inspire, c’est mon intuition, qui précède la raison ! Je redescends pour vous communiquer que, par instants déjà, le temps et l’espace ne m’oppressent plus ! Pour ce, mon âme à ciel ouvert ! L’homme a fait Dieu à l’image de sa guérison ! Sa conduite répressive aggrave son état de refoulement !Pour se libérer, retrouver la mémoire — appuyer à fond sur toutes les métaphores ayant avec soi des relations de trouble à l’état ! Un dernier mot : l’état dans lequel j’aperçois les marivaudages inconscients de l’autre qui m’habite s’appelle la folie ! »
(4) Quatre manifestes pour un cinéma violent, par Daniel Pommereulle, Serge Bard, Patrick Deval et Philippe Garrel, Opus international, n° 7, spécial Violence/mai 68, pages 33–35.
(5) Lettre à Jacques Rivière, 25 mai 1924, déjà cité.
(6) Dès 1968, avec Le Révélateur, Philippe Garrel avait réalisé un film entièrement muet. Il avait poursuivi ce parti pris avec Athanor (1973) et Les Hautes solitudes (1974).

 


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