ONE + ONE de JEAN-LUC GODARD.

Cinéma 82, n° 279, mars 1982.

Si le cinéma n’avait jamais existé, Jean-Luc Godard, à lui seul, semblerait capable de l’inventer. Sans le cinéma, Godard aurait fait un bon écrivain. Ou un bon sociologue. Ou un bon philosophe. Voire un bon ethnologue. Sans plus. Après une projection des Carabiniers ou du Mépris, impossible de ne pas dire : comment cela aurait-il été possible à raconter par le roman ? On ne le sait pas mais ce que nous savons, c’est que Les Carabiniers ou Le Mépris sont d’une beauté inouïe. Et ceci explique cela, à savoir qu’en dépit du talent que nous lui connaissons tous, un film qu’il prendra un peu à la légère sera inférieur à ses autres films, mais supérieur à beaucoup d’autres films. C’est évident quand on découvre One + One, tourné un peu trop légèrement. Pourtant, la dialectique, au départ, ne manquait point de subtilité. Avant qu’on ait eu le temps de réagir, Godard pose la question : le Rock est-il révolutionnaire ? Ceux qui, comme moi, pensent que oui ne s’étonneront pas si je dis que Godard tenait là un sujet en or en communion parfaite avec tous les films qu’il fit avant et ceux qu’il fera après One + One.

Il semble bien malheureusement qu’il ne vit pas One + One de cet oeil et l’entreprit, au contraire, comme un moment de repos après les semaines chaudes de mai. Peut-on le lui reprocher ? Godard nous avait appris, il y a longtemps, que la paresse pouvait être une chose sérieuse. Et même révolutionnaire, si l’on se souvient de la conclusion qu’il en tirait après les aventures langoureuses et délassantes d’Eddie Constantine dans La Paresse, son sketch des Sept péchés capitaux. Nous ne lui reprocherons donc pas de jouir de la vie en filmant, nous nous contenterons de lui faire grief d’avoir, en la circonstance, pris trop de plaisir à l’amusement.

Et alors, dira-t-on, travail de série militante, et pas davantage, que ce film chez les Stones où l’on voit Brian Jones gratter consciencieusement sa guitare, en même temps qu’un commando des Black Panthers prépare une révolution armée dans un cimetière de voitures, et, au détour d’une forêt, rencontrer Eve Democracy traquée par une meute de journalistes de télévision ? Sans doute, mais encore n’est-ce pas si certain, car je suppose Godard assez digne pour accepter dorénavant de ne marquer de l’intérêt qu’à ce qui le passionne, ce qui était le cas ici, One + One lui permettant de rencontrer des hommes et des femmes dont le combat politique l’attirait, l’idéologie l’intéressait.

Chaque séquence de ce film prouve que son réalisateur ne s’en est pas complètement désintéressé. Le démarquage entre la séquence Rolling Stones et les autres séquences, puis l’intégration de la voix off, portent bien la marque Godard, et le personnage d’Eve Democracy est très proche des étudiants de La Chinoise.

Comme toujours, dans les films de Godard, le son casse le pouvoir de l’image et l’image le pouvoir du son. Il ne s’agit pas d’un simple jeu formel mais d’une remise en cause de la structure même du film. Quand Sympathy for the devil parvient à nous bercer de sa musique enivrante, Godard introduit un commentaire, quasiment situationniste, déplaisant. Il ne s’agit pas de détruire mais, bien plus insidieusement, de reconquérir l’écoute du spectateur.

Il ne faut pas, alors, s’étonner que Godard n’ait pas cru bon d’approfondir cette situation qui aurait pu faire de One + One un film moins banal. Célébrons toutefois sans réserve l’idée de la chaîne où les Black Panthers se passent les armes, de main en main, pendant que la caméra voyage latéralement à plaisir. Le tout n’est pas sans nous rappeler quelques travellings de Week end. Célébrons aussi les couleurs crasseuses de la banlieue londonienne accentuées par cette difficulté, habituelle en ces contrées, du soleil à percer les nuages. Célébrons enfin cette fin que le producteur avait purement et simplement modifiée. Dans la version Godard, celle que vous verrez, Eve Democracy est assassinée sur une plage et son corps, barbouillé d’hémoglobine, monte au ciel emporté par une grue de cinéma.

Bref, One + One est un film à moitié réussi dans la mesure où Jean-Luc Godard s’est à moitié intéressé à son sujet et n’a pas pu faire pleinement jouer le « + ». One + One, c’est one et one. Sans plus.

Gérard Courant.

 


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