HAMMET de WIM WENDERS.

Art press, n° 61, juillet-août 1982.

Contrairement à toutes nos espérances, le dernier film de Wim Wenders a été accueilli avec une certaine réserve, c’est le moins que l’on puisse dire, par la cohorte de la critique et par les dinosaures de la profession cinématographique.

C’est donc à une mise au point à laquelle nous allons nous atteler car pour les wendersiens purs et durs, Hammet est peut-être le plus beau film de l’auteur de Nick’s Movie. Les gens ont tort de confondre système de production et produit fini, les « on dit » et la réalité du film, le mythe et la réalité : Hammet n’est pas un film coppolesque, raté, vide, comme je l’ai entendu dire. Il est tout simplement bouleversant.

Hammet est le contraire d’un film démonstratif. Il est sage, douloureux, dangereux, doux, lyrique, paisible et époustouflant de précision. Pourquoi de précision ? Parce que Wenders dérive à l’intérieur d’un no man’s land bordé de précipices dans lesquels, son héros Dashiell Hammett, nonchalant comme les errants de Faux mouvements et de Au fil du temps, va parcourir un trajet labyrinthique, nostalgique, triste. La dérive, c’est peut-être ça, mais au fur et à mesure que Wenders vérifie cette théorie, qu’il passe du cinéma européen au cinéma américain, d’un film d’auteur au film hollywoodien, des décors naturels au studio, la dérive devient une invitation à voyager en chambre. Cette chère Underwood remplace majestueusement le camion de Au fil du temps, le train de Faux mouvement, la voiture de Alice dans les villes. Avec ses plans de machine à écrire, Wenders fait le même film qu’il a toujours fait. L’abstraction est poussée tellement loin qu’elle traverse quarante années de cinéma pour atterrir dans le port embrumé d’une nuit à San Francisco dans les années 1920. Un seul plan de quelques secondes, et voilà tout un pan du cinéma qui surgit à la surface du film et s’en trouve dramatiquement écorché. C’est que Hammet, grâce à sa perfection, passe son temps à prouver que le meilleur cinéma – les films noirs hollywoodiens des années quarante – n’est plus possible aujourd’hui. Et, pour le dire, il crée la mise en scène la plus lisse, la plus logique, la moins repérable qui soit. La mise en scène, c’est poser la caméra assez longtemps sur les visages et les objets pour les marquer d’une signature indélébile, comme les prisonniers du bagne frappés au fer rouge. On reconnaît là, ce qui n’étonnera personne, le principe langien de la mise en scène, Lang ayant fait lui aussi, mais forcé par le nazisme, le trajet Allemagne-Amérique. On ne pénètre pas par hasard dans le temple du cinéma. Hammet nous le prouve encore. Reprocher à Wenders son absence aux commandes du film, ou du moins son effacement derrière son producteur Coppola, n’a pas plus de sens que de reprocher à Passion de Jean-Luc Godard de croire à la musique ou au Jour des idiots de Werner Schroeter, à la folie.

Il se trouve que Hammet, c’est de l’ancien cinéma moderne qui ne croit plus au cinéma. Mais Wenders nous dit sans cesse que les décors dans lesquels évoluent les personnages mythiques de cette histoire sont des décors et le cinéaste fait en sorte que nous y croyons comme si nous étions embarqués dans une réelle aventure policière.

Dernier argument utilisé contre Hammet : on n’y reconnaîtrait plus l’auteur. Autrement dit : un cinéaste n’est plus cinéaste dès qu’il travaille à Hollywood. Mais en voyant Hammet, il m’est venu en mémoire ce reproche identique, injustifié, qu’on faisait aux films américains de Fritz Lang dont la mise en scène « invisible » était construite, selon la formule de Joël Magny « pour ne pas être perçue par la conscience ». Cette loi invisible, c’est celle que tente d’exprimer un cinéma à la Lang et, aussi, à la Wenders. Dans un prochain numéro, je démontrerai pourquoi Wim Wenders est isolé sur sa planète.

Gérard Courant.

 


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