HYÈRES : 3 FEMMES (MARGUERITE, RAYMONDE ET ISA).

Art Press, n° 53, novembre 1981.

Il y avait les Hommes (Godard, Nick Ray, Eisenstein, Griffith, Lumière, Cocteau) et il y a désormais les Femmes. Les Femmes ce sont Duras, Akerman, Rainer, Mangolte, Raynal, Carasco, Hesse Rabinovitch.

Pourquoi pendant tant d’années n’ont-elles pas pu filmer ? Parce qu’elles n’expriment rien. Et pour cause. Alors qu’un seul plan de Pasolini symbolise la peur de vivre dans un monde hostile, un seul de Wenders la dérive, un seul de Schroeter la beauté, un seul de Godard l’improvisation calculée, un plan d’Anne-Marie Stretter dans India Song ou un plan de la cheville d’une jeune fille dans Gradiva n’a aucun rapport avec Marguerite Duras ou Raymonde Carasco. Un précipice sépare Duras ou Carasco de leur film. Ce précipice est un Nouveau Monde. Où sont ses frontières ? Nulle part. Celles du cinéma de maintenant.

Et c’est l’une des raisons pour lesquelles Agatha et beaucoup plus L’Homme Atlantique de Duras, Julien de Carasco et Siren island de isa Hesse Rabinovitch, quatre films montrés au dernier festival de Hyères, sont des films monstrueux. La preuve de leur anormalité ? La difficulté pour les organisateurs de les caser dans une grille de programmation. Objets hors normes, hors compétitions, hors séries, hors de tout, ils étaient perdus dans le désert mouvant de ces no man’s land prétentieusement baptisés : « festivals ».

Anormaux parce qu’ils ne s’intéressent plus à l’histoire, à l’anecdote mais à ce qu’il y a entre l’histoire et l’anecdote et à ce qu’il y a entre les histoires. Duras, dans L’Homme Atlantique, nous force à regarder le noir alors que la majorité des autres films nous obligent à fermer les yeux devant les images obscènes de leur insignifiance. L’Homme Atlantique ressemble à ces longues nuits insomniaques où le noir se peuple de figures les plus somptueuses, où ce qu’on imagine de plus fou devient réalité. Avec Marguerite, Raymonde et Isa il ne s’agit plus du conflit de la réalité et de la fiction depuis longtemps résolu par Maître Jean-Luc. Non, il s’agit d’autre chose. De l’au-delà. De l’île aux sirènes. D’un facteur Cheval nommé Julien. D’une femme qui regarde ostensiblement la nuit.

Merveilleusement filmé, Siren Island est joué par des femmes et des hommes travestis en femmes qui déambulent majestueusement dans les égouts de Paris et les gratte-ciels de New York. Rositta Rayas (qui, dernièrement, fut assassinée par son amant) traverse et éclaire le film d’une lumière éblouissante, projetant ses rayons de peur sur L’Homme Atlantique et sur l’impassible visage de Julien.

Julien est-il vraiment un facteur Cheval 1981 ? On s’en moque. Rarement encore un personnage n’avait autant confondu son rôle avec sa vie. Car Julien n’est pas une copie de la vie, c’est la vie même traduite en film, filtrée par une machine à la fois terrifiante de vérité et séduisante de mensonge : le cinématographe.

Il nous reste à situer ces quatre films, ces satellites d’un Cinéma Nouveau, sur leur seule orbite possible, celle de la folie tranquille, celle de la frénésie mitonnée, celle, lautréamontienne, du regard au fond de soi-même tel qu’on l’a découvert chez le David Lynch de Eraserhead, bref celle où sévit l’ambiance de Vivre sa vie plus que d’À bout de souffle et davantage que celle de Vivre sa vie celle de Sauve qui peut (la vie).

Comment discourir sur ces films ? Pourquoi dire que la rencontre impossible entre Rositta Rayas dans Siren island et Julien existe ? Peut-être que Siren island, Julien et L’Homme Atlantique sont un et même film découpé en tranches pour être mieux savouré. Peut-être. Car ces films, comme la nuit, vous obligent à ouvrir plus grandement encore les yeux. La nuit éclaire.

Gérard Courant.

 


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